La saison

Tout ou rien.
Au début, il y a cette joie étrange d’enfin retrouver un chez soi. Une euphorie comme un enfant qui retrouverait sa cabane. Il y a les premières neiges, qui pour nous, citoyens des terres plates, auront toujours quelque chose de magique. Puis viens le premier jour d’une longue série routinière. Le retour à l’emploi, avec ses horaires, ses protocoles, ses obligations. Les jours s’enchaînent, se ressemblent, s’étirent à l’infinie sous la contrainte. Noyés sous la flopée de visiteurs affamés qui défilent telle une lourde brume. Nous sommes les pions de ce géant de l’industrie touristique, celui même que nous fuyons  comme la peste le reste de l’année. 
 
S’adapter sans cesse. Ne jamais s’arrêter. Ne plus bouger c’est s’ankyloser. Ne pas avoir de chez soi est aussi bien un souci financier qu’une stratégie pour éviter de s’engluer dans cette vie de surconsommation. Pas de maison, pas de bien matériel. Mais finalement nous sommes les rouages de ce système que nous méprisons, sans nous, les temples du divertissement touristique ne tourneraient pas.
 
Le vent souffle dehors. Les montagnes semblent si paisible au loin. Cette saison de l’année me fait toujours osciller entre violente colère et plénitude euphorique. La vie ici est un looping permanent. Notre petit cocon va entre les visites chaleureuses des amis et l’isolement total de la vie montagnarde. Nous vivotons aux rythmes des flux touristiques, la station tantôt surpeuplée de ses hordes bestiales, tantôt déserte, presque abandonnée. Les rythmes de travail s’en voient eux aussi bipolarisées, voguant du tout au rien. Parfois, abîmé par la fatigue, mon moral gratte le fond de mes entrailles, rêvant à une vie sédentaire bien réglée, laissant ces sommets maudits à la frénésie de la surconsommation. Puis les heures de sommeils s’allongent, les amis passent, le soleil réchauffe mon petit corps et l’avenir se redessine plein de rêve d’aventure. Plus le temps passe, plus les retours à la vie active se font difficiles, plus il devient dure de sacrifier ce temps si précieux pour enrichir les autres. L’argent ne m’intéresse plus. Mon temps ne le vaux pas, il y a tellement de chose à faire ici bas bien plus intéressante qu’emplir un compte en banque toute sa vie.
 
Je ne me souviens pas avoir éprouvé une haine aussi viscérale pour l’espèce humaine. Ce flot constant, impersonnel et las d’humains. Masse de consommateurs bestiaux, bousculant, criant, furieux d’engloutir le plus rapidement possible tout ce court loisir qui leur est offert sur un plateau.
 
La routine me plombe. Elle me dévore comme un mal viscéral. Elle fou en l’air ma bonne humeur, elle remue le passé pour me titiller d’images chaleureuses de voyages lointains. Mon cerveau me joue des tours, il tente de créer une rébellion en essayant de convaincre mes cellules vitales que c’était mieux avant. Mais avant quoi ? Il ne faut pas l’écouter. C’est un lâche, dès que les choses se compliquent il baisse les bras. Je ne lui en veux pas, malgré ses efforts pour jouer les révolutionnaires, il a était conditionné dès la naissance pour être carriériste. Alors forcément, parfois il veut faire entendre qu’il avait raison, que cette vie de bohème n’est pas pour moi.
 
Il y a cette route, caressant le flanc de la montagne. Serpentant langoureusement sur les jambes interminables de la pente. Sur le bord de cet étroit passage, à deux pas de ce Disney-land de la glisse, ce vieillard sorti d’un autre espace temps. Entre les voitures de touristes qui s’enchaînent maladroitement sur le minuscule chemin qui descend de la station, au détour d’un virage, il apparaît comme un mirage du passé.
Visage long, perdu dans une longue barbe grisonnante. Un pull de laine aux tons automnales enveloppe son corps bien nourri. Un vieux bonnet de montagnard enfoncé sur le crâne, une paire de botte en caoutchouc jaune facteur. Il est là, près de son tracteur jurassique orange, la pelle à la main, les pieds dans le fumier. Derrière lui, un ciel d’un bleu piscine, aplat parfait de carte postale, surplombe les titans enneigés qui s’étendent à perte de vue.
Comme une image bienveillante pour me rappeler que ces lieux n’ont pas toujours été dévorés par les troupeaux de touristes affamés. Que ces montagnes ne peuvent être détestées sous peine d’un mois de février trop chargé. La vie reste là, à portée de main pour qui daigne ouvrir les yeux.
 
Plus j’apprends à la connaître, plus je l’apprécie. Le temps d’ouvrir les yeux sur ce qui m’entoure est parfois laborieux. Le froid, la neige, les pentes, la hauteur démesurée et les caprices du ciel, ont vite faite d’effrayé le minuscule être humain que nous sommes. Apprendre à se faire confiance, à prendre sur soi, travailler son mental, la montagne est parfois digne d’une retraite spirituelle. Mais une fois que tu sauras l’apprivoiser et la connaître, l’immensité majestueuse et intimidante de ses territoires t’enveloppera tendrement de sa beauté hors du temps. Se sentir fier de soi, savoir maîtriser ses peurs, se dire qu’il est capable de grande chose si tu lui en donnes les moyens, là est toute la joie des quelques journées de liberté que nous offre la saison d’hiver.
 
Dans la voiture s’entasse nos quelques biens matériels. L’essentiel pour ne pas s’embourber sous le poids de la sédentarité. Parfois, on se prend à rêver d’avoir nous aussi un cocon douillet, puis les prix nous donnent le vertige, et puis a quoi bon, les années sont déjà trop courtes pour tous nos projets, quand trouverions nous le temps de rester sur place ? Quelques heures nous suffisent à tourner la clé sur 4 mois de stabilité, à laver toute trace de notre passage dans la vie réglée.
 
Mais cette année, d’un coup, d’un seul, tout s’est arrêté. La frénésie à disparue. En une journée, la station s’est totalement vidée de ses touristes, consommant gaiement encore la vieille. Le monde a était mis sur pause.
 
Le soleil n’aura jamais était aussi généreux que depuis que nos corps ne peuvent plus en profiter. Dehors, la nature prend comme une bouffée d’aire. Partout faunes et flores se déploient comme dans un soupir de plaisir. 
Ce moment raisonne comme un lointain écho. Ces longues périodes de pauses auxquelles j’ai habitué mon esprit dans le passé. Elles ont toujours étaient pour moi extrêmement bénéfiques. Reprendre possession de ses pensées. La liberté de l’isolation. La machine à rêve et à projet se remet doucement en marche, sans les à-coups de la société. Profiter de ce temps pour renouer lentement avec ces belles choses qui avaient peu à peu disparus dans le gouffre de notre esprit trop encombré. Avoir le temps, n’est-ce pas le grand souhait de toute notre société depuis des années ? 
 
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